«Le problème israélo-palestinien était encore soluble dans les années 1990, il ne l’est plus»

“Pour l’Occident, il est impensable que les Palestiniens aient aussi le droit de se défendre” (Henry Laurens)

Historien spécialiste du Moyen-Orient et professeur au Collège de France, Henry Laurens revient pour nous sur les effets de la nouvelle guerre entre Israël et le Hamas dans le monde arabe, sur l’abandon répété des Palestiniens et sur le sentiment de partialité éprouvé par la diaspora arabo-musulmane devant l’attitude de l’Occident.


Que révèle l’ampleur de la récente escalade entre Israël et la Palestine ?

Henry Laurens : C’est un aveu d’échec de plus du projet sioniste, dans la mesure où l’État d’Israël a été fondé pour assurer la sécurité des Juifs après l’Holocauste. Depuis les années 1940, Israël se construit contre l’hostilité arabe définie comme une poursuite du nazisme, et les Arabes taxent aussi en retour les Israéliens de nazis. Cela a déterminé une histoire violente et répétitive. Nous revivons d’abord 1948, l’année même où Israël a conquis cette région qui a concentré les massacres du 7 octobre dernier, cette zone où, il y a 75 ans, la totalité des habitants ont été expulsés vers ce qui est alors devenu la bande de Gaza. Cela n’excuse pas les atrocités, mais il faut avoir conscience que ceux qui ont attaqué sont des descendants des expulsés de 1948. C’est aussi un effet retour de 1967. À partir de la guerre des Six Jours, le nombre de morts dans le conflit israélo-arabe a augmenté d’un coup et durablement, rendant plus improbable un accord politique, peu importe la nature de la résistance palestinienne. Après l’occupation de 1967, les combattants de la bande de Gaza n’étaient pas des islamistes. Ils étaient menés par la gauche, des marxistes-léninistes. Et la répression était déjà très dure avec beaucoup de destructions, en particulier sous Ariel Sharon. Les islamistes ne sont venus que bien plus tard, en 1987, lors de la première intifada.

“Beaucoup auraient aimé entendre que les Palestiniens ont aussi le droit de se défendre. Mais pour les pays occidentaux, c’est impensable” (Henry Laurens)

Le conflit s’étend aujourd’hui bien au-delà des frontières de la Palestine et d’Israël, avec une crainte d’exil forcé, notamment en Égypte.

En plus des déplacements de populations à Gaza, actuellement, il y a beaucoup d’expulsions vers la Cisjordanie qui ont lieu. Le président égyptien al-Sissi a déjà proposé de déplacer les citoyens de Gaza vers le Néguev en Israël, jusqu’à la fin de la guerre. L’Égypte a toujours eu la même attitude depuis 1948 : interdire toute installation de réfugiés palestiniens sur son territoire. Cela ne risque pas de changer. Les Arabes aiment la Palestine, mais pas les Palestiniens. Il y a quand même la Jordanie, dont la moitié de la population est d’origine palestinienne. La monarchie jordanienne, contrairement à ce qu’on dit, ne cherche pas à gommer l’identité palestinienne du royaume mais plutôt à la gérer. N’oublions pas que la reine est d’origine palestinienne.

Le Liban pourrait-il accueillir des réfugiés également ?

Les Palestiniens ont laissé de très mauvais souvenirs au Liban, puisque les chrétiens et les chiites leur font porter la responsabilité de la guerre civile qui a duré de 1975 à 1990.

“Les Arabes aiment la Palestine, mais pas les Palestiniens” (Henry Laurens)

Quel rôle pourrait jouer l’Iran, soutien croissant de la cause palestinienne ?

Il n’y a pas un texte doctrinal qui détermine une ligne politique qui lierait l’Iran et la Palestine. Certains font de l’Iran le grand manitou de l’islamisme djihadiste international… Il faut rester sérieux. En 2011, l’Iran et le Hezbollah étaient massivement intervenus pour défendre la Syrie de Bachar el-Assad alors que le Hamas, lui, avait pris le parti des révolutionnaires. Le Hamas s’est de nouveau rapproché de l’Iran à partir de 2013, 2014, parce qu’il se définit tout de même comme un mouvement de résistance islamique, tout comme le Hezbollah. C’est un soutien de guerre mais cela ne va pas bien plus loin. L’Iran a donc envoyé du matériel via le Sinaï et il est certain qu’ils ont pu fournir des entraînements, de la formation militaire.

Le soutien de la Turquie est-il plus surprenant ?

Cela fait une dizaine d’années qu’Erdoğan a compris que crier contre les Israéliens le rendait populaire au Moyen-Orient. Il s’est même rêvé chef de file des mouvements révolutionnaires arabes en 2011. Il a accueilli les Frères musulmans après leur éviction d’Égypte et une partie de la direction du Hamas. Il s’est un temps réconcilié avec Israël : l’essentiel des touristes en Turquie sont des Russes et des Israéliens. Si le ton s’est de nouveau durci, c’est que l’opinion publique turque est farouchement opposée à l’État hébreu et ses frappes sur Gaza. Erdoğan ne fait que suivre son opinion publique en un temps de difficultés économiques.

“On entend qu’il ne faudrait pas importer ce conflit dans nos démocraties occidentales, mais cela a été fait dès 1967” (Henry Laurens)

Le conflit israélo-arabe pourrait-il remettre en cause le processus de normalisation d’Israël avec les pays du Golfe ?

Si l’on prend les grands acteurs de cette normalisation, les Émirats arabes unis (EAU) et le Bahreïn, les conséquences politiques devraient être limitées. Aux EAU, les Émiratis ne constituent qu’une petite fraction de la population totale. Et le Bahreïn est une dictature sunnite, sur une majorité chiite qui n’a pas vraiment la possibilité de s’exprimer. Vous pouvez aller en prison pour une simple déclaration publique. Le Qatar, quant à lui, est maître dans l’art du « en même temps ». Ils accueillent les Frères musulmans comme l’United States Central Command. Ils soutiennent la Palestine mais avec l’accord d’Israël. Comme les transferts bancaires ne sont pas possibles, ils font transiter des millions de dollars d’argent liquide vers la bande de Gaza, le tout en liaison avec Israël. Pour l’opinion et les médias, d’Al Jazeera à la gauche, Israël est désigné comme un pays ennemi. Côté Arabie saoudite, la normalisation est plus compliquée. Et cela ne date pas du 7 octobre. Juste avant les attaques du Hamas, Nayef al-Sudaïri, le consul de l’Arabie saoudite auprès de l’Autorité palestinienne, avait été autorisé par les Israéliens à rencontrer Mahmoud Abbas [Abou Mazen, le chef de l’Autorité palestinienne] à Ramallah – ce qui constituait la première délégation diplomatique en Cisjordanie depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. Il a voulu aller à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem pour prier mais il s’est ravisé parce qu’il risquait d’être pris pour cible par les Palestiniens eux-mêmes, hostiles à la normalisation.

Comment expliquer une telle résonance de ce conflit dans le monde, en particulier occidental?

C’est sa spécificité. Il y a quelques semaines, les atrocités commises au Haut-Karabagh par des Azéris armés par Israël n’ont suscité que quelques réactions courroucées et pas de sentiments de masse. On n’imagine pas un porte-avion américain dans la mer Noire pour défendre les Arméniens. Le conflit israélo-arabe est passionnel, c’est la Terre sainte, les trois religions du Livre… On entend qu’il ne faudrait pas l’importer dans nos démocraties occidentales, mais cela a été fait dès 1967, dans la mesure où la victoire israélienne dans la guerre des Six Jours a été ressentie dans l’opinion publique française comme une revanche de la guerre d’Algérie. La cause palestinienne est devenue le combat d’une gauche anticoloniale, celle qui avait précisément milité contre la guerre d’Algérie. Cette cause est devenue enfin le symbole d’une diaspora d’origine arabe : des études ont montré que le positionnement vis-à-vis d’Israël a été un élément fort dans la construction identitaire des immigrés arabo-musulmans dans les pays occidentaux.

“En s’associant à la cause palestinienne, la France insoumise occupe finalement un créneau dont personne ne veut” (Henry Laurens)

Des pays où vivent aussi des communautés juives.

Et cela a généré des tensions au fil du temps, accentuées par le terrorisme d’inspiration islamiste, notamment les atrocités commises par Mohammed Merah dirigées directement contre les Juifs. Aujourd’hui, nous voyons aussi comment l’attaque du discours pro-palestinien au nom de l’antiterrorisme a une résonance politique forte, précisément parce qu’il s’adjoint dans l’opinion à une forme d’hostilité à l’égard de la population musulmane en général. Et cela tétanise les responsables politiques. Au sein des Républicains, beaucoup sont contre la politique israélienne, mais ils ne peuvent pas vraiment l’exprimer, car cela rendrait moins audibles leurs positions politiques contre l’immigration par exemple. Souvenez-vous des milieux catholiques proches de François Fillon qui avaient fait campagne contre « Ali Juppé » lors des primaires de 2016, en le faisant passer pour quelqu’un de complaisant vis-à-vis de l’islam politique… En s’associant à la cause palestinienne, la France insoumise occupe finalement un créneau dont personne ne veut.

Parti qui est de plus en plus accusé d’antisémitisme.

L’accusation d’antisémitisme est devenue une arme politique à l’intérieur de bien des sociétés occidentales. C’est comme cela que les conservateurs ont eu la peau du parti travailliste de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, pays qui est allé jusqu’à discuter l’interdiction du drapeau palestinien…

“Le positionnement vis-à-vis d’Israël a été un élément fort dans la construction identitaire des immigrés arabo-musulmans dans les pays occidentaux” (Henry Laurens)

Les répliques intérieures du conflit israélo-palestinien ont-elles influencé la diplomatie des pays occidentaux ?

Cela fait 15 ans que nous avons mis la question palestinienne sous le tapis. Nous agissons selon l’aphorisme d’Henri Queuille : « Il n’est pas de problème qu’une absence de décision ne finisse par résoudre. » Dans les communiqués du quai d’Orsay de ces dernières années, on retrouve cette ritournelle de la solution à deux États, mais concrètement nous n’avons rien fait pour cela. On a voulu laisser les Palestiniens pourrir dans un conflit de basse intensité en répétant cette formule creuse. En effet, pour qu’il y ait deux États, il faudrait exercer de très fortes pressions sur Israël, et personne n’est prêt à faire cela, surtout à une époque où l’entourage de M. Macron veut poursuivre une politique d’intérêt parce qu’Israël est une société d’innovation technique riche, bien fournie en start-up. Que reste-t-il ? L’humanitaire, signe de la défaite du politique. Il

s’agit d’une aide très utile, mais quand vous n’avez pas de solutions politiques sérieuses à proposer, c’est tout ce qui reste.

“L’accusation d’antisémitisme est devenue une arme politique à l’intérieur de bien des sociétés occidentales” (Henry Laurens)

C’est finalement l’Occident dans son ensemble qui sort fragilisé de cette crise ?

Les rattrapages humanitaires n’ont rien changé au fait que les pays occidentaux sont apparus comme solidaires d’Israël. On dit qu’Israël se défend, certes, mais beaucoup auraient aimé entendre que les Palestiniens ont aussi le droit de se défendre. Et cela, les pays occidentaux ne le disent pas parce que c’est impensable. Et ce n’est pas sans conséquences : il suffit de voir que l’ambassade de France à Tunis est sous protection policière. Il y a un sentiment anti-occidental qui s’étend dans le monde arabo-musulman et au-delà : en Malaisie, en Indonésie, au Pakistan, le tout sur le fond d’un ressentiment lié à la mémoire de la colonisation des XIXe et XXe siècles. Et les gagnants sont la Chine, l’Iran et la Russie.