Décès de Jean-Pierre Soisson, ancien ministre et député-maire d’Auxerre

50 années de vie politique

Maire d’Auxerre
pendant 28 ans,
député de l’Yonne
pendant 44 ans,
membre de huit gouvernements,
sous quatre présidents,
de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand.

Jean-Pierre Soisson est décédé mardi à l’âge de 89 ans. L’ancien député de l’Yonne et maire d’Auxerre avait occupé des fonctions de ministre dans différents gouvernements, de droite comme de gauche, à l’instar de la personnalité consensuelle de ce serviteur de l’Etat.

L’ancien ministre, député de l’Yonne et maire d’Auxerre Jean-Pierre Soisson, après Jean Moreau, est décédé mardi à Auxerre à l’âge de 89 ans, a indiqué sa famille. «Jean-Pierre Soisson est mort paisiblement, entouré de sa famille, aujourd’hui en fin d’après-midi», a déclaré l’un de ses deux fils, David Soisson. L’ancien responsable politique, homme fort de la Bourgogne et maire d’Auxerre de 1971 à 1998, «luttait depuis de longues années contre un cancer», a-t-il ajouté.

Né le 9 novembre 1934 à Auxerre, fils d’un industriel et d’une mère de Marseille où il aimait se ressourcer, Jean-Pierre Soisson était entré au gouvernement en 1974 comme secrétaire d’Etat aux Universités, puis avait été nommé ministre de la Jeunesse, des sports et des loisirs (1978-81) dans le gouvernement de Raymond Barre. En 1988, il était entré dans le gouvernement de Michel Rocard comme ministre du Travail (1988-1991). Reconduit à la Fonction publique par Edith Cresson (1991-1992), il sera le ministre de l’Agriculture de Pierre Bérégovoy (1992-1993).

En 1998, cet homme à l’implantation locale profonde qui fut l’homme fort de la Bourgogne avait fait partie des cinq centristes élus présidents de région grâce au Front national, un choix qui a marqué sa longue carrière politique, en dépit de sa participation, comme ministre d’ouverture, à trois gouvernements socialistes de François Mitterrand. « Centriste, ministre du travail dans un gouvernement socialiste : c’était un choix difficile », se souvient-il dans le film, « Jean-Pierre Soisson, ma Cinquième République »,  documentaire d’Eric Le Seney qui sera diffusé lundi soir sur France 3 Bourgogne, »tu es rejeté par ceux que tu quittes et tu n’es guère accepté par ceux que tu rejoins ».  Après de Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing.

« J’ai servi Giscard comme j’ai servi la France en Algérie » (Jean-Pierre Soisson)

Témoignage d’un ministre de Mitterrand et qui vote Macron

A deux pas de la cathédrale d’Auxerre, non loin de la mairie où il régna pendant 28 ans, Jean-Pierre Soisson, 87 ans, nous attend [En vérité, il passe l’essentiel de ses jours dans la ville de sa mère, Marseille]. L’heure n’est plus au chablis, dont il abreuva l’Assemblée nationale, mais à l’Evian, dont il doit boire désormais, pour des raisons de santé, plus de deux litres par jour. Evian justement. Pas toujours facile à avaler pour cet ancien lieutenant du prestigieux 3e régiment de chasseurs d’Afrique, qui refusa de voter oui au référendum des accords d’Evian en avril 1962. Car, à ses yeux, la France avait abandonné ces harkis qui avaient été ses hommes quand il commandait une harka dans l’Atlas. Si la locomotion s’est réduite, la tête est vive, et nous le trouvons en pleine lecture du dernier Prix Goncourt et des Déracinés de Maurice Barrès. Pourquoi Barrès ? Le modèle de Paul Bouteiller, le professeur normalien qui influence les protagonistes nancéiens, fut le principal collaborateur de l’Icaunais Paul Bert, le fondateur de l’école laïque sous Jules Ferry, dont la statue trône sur le pont central de la ville et à qui Soisson a jadis consacré un ouvrage.

Quelques jours auparavant, il a reçu un coup de téléphone de son vieux complice Guy Roux, avec qui il sillonna l’Europe aux grandes heures de l’AJA, des caisses de chablis dans les soutes de l’avion, pour en vanter les délices urbi et orbi. Il se souvient avec émotion d’un match en nocturne en Albanie, où les paysans descendaient des collines vers le stade en agitant des lampions. Il se souvient avec moins d’émotion de ses années à la présidence du conseil régional de Bourgogne, où il avait été élu grâce aux voix du Front national. « Je n’aurais jamais dû aller à Dijon », répète-t-il, « un de mes grands regrets ». Très vite, la conversation suit son cours, chaleureuse, à la lumière d’une lampe au pied africain, alors qu’une fine bruine tombe sur la ville et que la nuit enveloppe les vieilles maisons icaunaises.

Le Point : Savez-vous déjà quel bulletin vous glisserez au printemps prochain ?

Jean-Pierre Soisson : Macron, sans hésitation. Cela avait été déjà le cas en 2017, aux deux tours. J’ai toujours ma carte des LR, j’aime bien Valérie [Pécresse], mais aucun leader ne s’impose. L’autre jour, j’ai regardé leur débat, au bout d’une demi-heure, j’ai éteint. Je n’ai jamais aimé l’idée des primaires. De mon temps, ce n’est pas ainsi qu’on dirigeait un parti.

Justement, quand vous créez en 1977 le Parti républicain après les municipales, pour soutenir le président Giscard d’Estaing, puis en février 1978, l’UDF, pour préparer les législatives de la même année, cela n’a pas été non plus de tout repos…

Cela a été glacial. La guerre même avec le RPR. Premier déjeuner avec Chirac à l’Hôtel de Ville. Il me balance : « Les institutions ont été dévoyées. Créées par des gaullistes, elles sont dirigées maintenant par des pétainistes. » Quelques mois plus tard, Giscard tente de mettre de l’huile dans les rouages de la majorité et nous invite tous à l’Elysée. Chirac accuse Giscard et Barre de complot anti-RPR. « Il se peut que, dans un temps peu éloigné, chacun ait ici à rendre compte de ses actes. » Je m’énerve. Je l’appelle à plus de décence. « Je t’ai prévenu que nous cherchons à unifier les non-RPR de la majorité. » Chirac réplique : « Tu ne me l’avais pas dit comme ça. Tu mens ! » Je m’emporte : « C’est toi qui mens ! » Giscard compte les points et nous calme : « Dois-je vous rappeler que la décence interdit de parler d’une certaine façon à l’Elysée ? »

C’est étonnant, vous sembliez pourtant plus proche de Chirac…

Oui, humainement, nous avions bien plus d’atomes crochus. On avait en commun la Cour des comptes, l’Algérie, qu’on avait faite tous les deux. C’était également une bête politique qui aimait bien labourer le terroir comme moi, et pourtant… j’ai choisi Giscard. Je l’ai choisi très tôt, bien avant 1974, pour son charisme, son intelligence, sa modernité. Je l’ai servi comme j’ai servi la France en Algérie : quand on fait un choix, on ne le remet pas en question. Même en 1988, quand je choisis d’être ministre sous Mitterrand, un proche me rappelle : « N’oublie pas, tu peux faire ce que tu veux partout, mais tu restes giscardien. » Mitterrand l’avait bien compris, il m’appelait toujours « le poulain de Giscard ». Giscard m’a envoyé partout en mission. Pour les élections de 1974, il m’a expédié aux Antilles avec sa femme, je n’ai jamais bien compris pourquoi. Ensuite, j’ai été en Tanzanie, pour rétablir les relations avec la France. Tenez, ce pied de lampe, qui est un pied de gazelle, c’est un cadeau de Nyerere. J’ai signé le premier accord de tourisme entre la France et la Tunisie. Je me suis retrouvé dans le désert libyen, en panne d’essence, alors que je venais aussi renouer le contact avec la Libye.

C’est Giscard aussi qui vous envoie en première ligne sur l’UDF ?

C’est que Lecanuet, avec ses Démocrates sociaux, il n’en voulait pas de l’UDF, il cherchait à temporiser pour garder sa petite famille centriste. Moi, j’étais centre droit, au fond, je suis un vieux radical, j’ai été à l’école d’Edgar Faure avec qui j’ai commencé. Mais on l’oublie, celui qui a voulu vraiment l’UDF, c’est [Jean-Jacques] Servan-Schreiber et son Parti radical valoisien. Il est à l’origine du nom qu’on n’arrivait pas à trouver. Un jour, il m’a dit : « Au fond, entre toi et moi, il n’y a rien de commun, sauf notre attachement au président et à la démocratie. Appelons le nouveau Union pour la démocratie française. » Il était onze heures et demie du soir, on appelle Giscard, qui était à Rambouillet et qui nous donne son accord. Il ne restait plus qu’à trouver un slogan : je suis allé voir, avec Raffarin, Jacques Séguéla, qui nous en a concocté un très bon : « La majorité aura la majorité. »

C’est à ce moment-là, en 1978, que vous voyez arriver contre vous pour la députation un jeune candidat du RPR nommé Patrick Balkany….

C’est Pasqua qui me l’a envoyé. « Le petit Soisson, on va lui régler son compte, parce qu’il nous emmerde. » C’est Isabelle déjà qui dirigeait dans le couple. Ils descendent à l’hôtel Le Maxime, bel hôtel d’Auxerre en bordure de l’Yonne. Dans ses mémoires, Balkany l’appelle le « Maxim’s », il confond avec Paris. Il débarque avec un long manteau en loup noir qui lui descend jusqu’aux chevilles. Vous imaginez qu’avec les paysans de Puisaye, cela faisait bizarre. Il a obtenu 8,5 % des voix.

L’UDF fusionne avec le RPR pour former l’UMP en 2002, puis Les Républicains. Comment avez-vous vécu cette fusion ?

Très mal, comment croyez-vous ? Ils m’ennuient. Il n’y a plus de nerf. Quelle idée de se soumettre à un vote populaire du parti, ce n’est pas comme ça qu’il doit être gouverné. D’ailleurs, je ne pense pas qu’ils s’en sortiront, car Macron a changé d’électorat, il a maintenant un électorat de droite.

Parlez nous un peu de ces barons du giscardisme dont vous étiez avec Poniatowski et d’Ornano…

Ponia était un rusé, un redoutable, un retors. Comme un stratège qui avait troqué le champ de bataille pour le champ politique. Il calculait tout, il se méfiait de tout le monde. A l’époque, j’avais les cheveux longs, je suis arrivé à son château du Rouret près de Nice, sa femme m’a assis dans un fauteuil, m’a mis une serviette autour du cou, et elle a commencé à me couper les cheveux. D’Ornano, on ne pourra jamais remettre en cause sa fidélité à Giscard, elle fut remarquable. Simplement, il était un peu mondain, il me faisait sentir parfois que nous n’étions pas du même monde. Anne, son épouse, fut extraordinaire, elle a joué un rôle essentiel, trop méconnu, dans l’histoire de l’UDF. Mais quand d’Ornano est mort en 1991, c’est à peine si on a voulu de moi à son enterrement, j’étais ministre de Mitterrand, je passais à leurs yeux pour un traître.

Ce choix de devenir en 1988 le premier ministre de l’ouverture, on imagine qu’il ne fut pas facile…

En effet. J’ai longuement hésité. Sur le plan personnel, si je dis non, je retourne vers l’obscurité, je rejoins la piétaille. Sur le plan politique, après la première cohabitation, ma conviction est que l’ouverture de la gauche vers le centre droit est la seule politique possible. Mais ces cinq années où je vais être ministre du Travail, puis de l’Agriculture ont été tout sauf faciles. Je ne suis pas accepté par les ministres socialistes que je rejoins, ceux de ma famille que j’ai laissés m’en veulent, j’oscille entre le renégat et le pestiféré.

Mitterrand ne vous soutenait pas ?

Si, mais une fois entré au gouvernement, je ne pouvais rien lui apporter de plus, j’étais sa prise. Il m’avait dit : « Tâchez de faire aussi bien avec moi que contre moi. » Je me suis très bien entendu avec Bérégovoy, qui m’appelait chaque week-end de Nevers à 7 heures du matin : ma femme me disait : « Tiens, voilà ton réveille-matin. » En revanche, je ne partageais nullement son admiration béate pour Tapie, qui était tout ce qu’il n’était pas. Tapie, c’était tout le contraire de la politique telle que je l’entends, l’enracinement, le contact avec les gens, la négociation. Il était très discret en conseil des ministres, je ne me souviens pas l’avoir entendu. Charasse aussi m’a soutenu : il avait dit à Mitterrand : « Soisson, au travail, sera le meilleur, mais il sera le plus cher. » En effet, je répétais à Mitterrand qu’il fallait lâcher sur les salaires. Ils étaient un gouvernement socialiste et, en 1993, à l’approche des législatives, ils n’avaient toujours rien fait. A chaque fois, Fabius, qui dirigeait le parti, se raidissait.

Durant ces cinq ans, vous négociez deux textes importants, la Charte des droits sociaux de l’Europe et les accords sur le Gatt pour l’agriculture avec les Américains…

Pour la Charte, je présidais en tant que ministre le Conseil des affaires sociales à Bruxelles. Il a fallu me rendre dans chaque pays, négocier avec chaque ministre. C’est un beau texte qui a été intégré dans le traité sur l’Union européenne. Hélas, je crains qu’il ne soit respecté. J’étais à Bruxelles avec mon homologue allemand le 9 novembre 1989 quand le mur de Berlin est tombé. Il doit rentrer en toute urgence avec son avion, il propose de m’emmener à Berlin, je téléphone à l’Elysée pour savoir si je peux, Védrine me dit : « Pas question, vous rentrez à Paris. » C’est un des grands regrets de ma vie. J’étais le soldat fidèle.

Sur les droits sociaux, Balladur, ensuite, a reculé. Et quelle prétention avec ça. Il fallait presque lui baiser la main. Pour le Gatt, avec les Américains, les discussions ont été épouvantables. Ils voulaient nous submerger de toutes leurs exportations, leur soja… Les Anglais ont joué le cheval de Troie, leur ministre de l’Agriculture allait à Washington sous un faux nom. Heureusement, Dumas a été formidable, à Bruxelles, lors d’un conseil des ministres, il a remis la Commission à sa place.

Vous évoquiez Mitterrand, quelles ont été vos relations ?

Très cordiales, presque amicales. Il venait en Bourgogne, m’invitait dans les grands restaurants, près de Vézelay, nous parlions surtout de littérature. Nous partagions le goût pour Mauriac, Colette, il avait le même attachement que moi pour ces écrivains de province. Je lui ai offert à Saulieu le roman posthume de Drieu la Rochelle, les Mémoires de Dirk Raspe. En revanche, il n’aimait pas notre écrivaine d’Auxerre Marie Noël, qui est en voie de béatification. Elle lui rappelait trop ses premières années d’éducation chrétienne. On a les auteurs des pays où l’on est né.

Comment, alors que vous êtes à l’ENA, avez-vous décidé de bifurquer vers la politique ?

Je le dois à Léopold Sédar Senghor. Après avoir été à la Cour des comptes, j’ai intégré quelques cabinets d’Edgar Faure, puis j’ai travaillé aux côtés d’Yvon Bourges à la Coopération en 1967. Alors que je m’occupe du Fonds d’aide à la coopération (le FAC), je passe à Dakar, où Senghor m’a pris en amitié. « Vous devriez faire de la politique, je vais en parler à mon camarade Pompidou. » Une semaine après, il le voyait, et c’est ainsi que j’ai reçu l’investiture dans la Puisaye en 1967. Pompidou m’avait dit : « Je crois qu’on aime son pays comme on aime sa mère, cela ne se raisonne pas. »

1967, où vous êtes battu…

Il faut bien apprendre. J’arrive face à un gaulliste qui me dit : « Je vous écartèlerai. » Après l’Algérie, je retrouve un langage de barbouze. Mais après avoir fait deux ans la guerre dans le djebel, la politique me semble moins meurtrière, les mots ne blessent pas. Je suis aussi opposé à Louis Périllier, soutenu par Mitterrand, qui vient à Auxerre. De mon côté, je reçois le soutien de Giscard que je découvre. Je suis très séduit. Battu au second tour par Périllier, je vais le féliciter à son petit hôtel. Comme il est maître à la Cour des comptes, la tradition veut que je lui donne du « Mon Maître ». « Eh bien, vous avez des progrès à faire », me répond-il. « Je suivrai votre exemple », j’ajoute. L’année suivante, après mai 1968, je l’ai battu aisément.

A lire : Jean-Pierre Soisson. Hors des sentiers battus. Chronique d’une vie politique (1962-2012). Ed. de Fallois. 2015.