« Nous sommes en train de perdre la guerre contre le narcotrafic à Marseille » : des magistrats sonnent le tocsin

Une « narcoville » en proie à une « guerre asymétrique entre l’Etat et les trafiquants » (Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire)

Un policier, à côté d’un graffiti indiquant « Par ici mes abeilles, vous trouverez du miel ouvert 10/2h 7j/7 », dans un point de deal connu des quartiers nord de Marseille,
le 1er décembre 2023

Décrivant une « narcoville », où l’incarcération n’empêche pas la poursuite des activités criminelles, ces acteurs en première ligne dans la lutte contre le trafic de drogue ont proposé, devant la commission sénatoriale sur le narcotrafic, des pistes fortes pour le juguler. Selon le président du tribunal de Marseille, « il y va de notre Etat de droit et de la stabilité républicaine ».

« Nous sommes en train de perdre la guerre. » Devant la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, les magistrats marseillais ont, mardi 5 mars, dressé un état des lieux très préoccupant de l’impact des réseaux de drogue qui gangrènent la deuxième ville de France, au point d’évoquer le terme de « narcoville ». L’explosion, en 2023, du nombre d’assassinats et de tentatives d’assassinat liés aux stupéfiants, avec une cinquantaine de morts et 123 blessés, illustre, selon Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire, combien « la guerre est asymétrique entre l’Etat, en situation de vulnérabilité, et des trafiquants qui disposent d’une force de frappe considérable sur le plan des moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs ».

Si le narcotrafic n’est pas l’apanage de Marseille, la cité en est, aux yeux des magistrats, « l’épicentre, où il se manifeste dans son expression la plus violente et abîme jour après jour le tissu social ». Publiquement, ces acteurs discrets de la justice ont révélé ce qui se susurre dans les couloirs du palais de justice. Avec des modes de recrutement de tueurs de plus en plus jeunes, sur les réseaux sociaux, les risques sur la propre sécurité des magistrats se sont accrus.

Entre jeudi 7 et vendredi 8, les membres de la Commission doivent rencontrer les acteurs de justice, les forces de l’ordre, mais aussi et pour la première fois, les familles de victimes des narchomicides.

La commission d’enquête du Sénat veut mesurer l’impact du trafic de stupéfiants. Lancée le 27 novembre dernier et dédiée au trafic de stupéfiants en France, elle arrive à Marseille ce jeudi 7 mars.

Une visite de deux jours. qui a pour objectif de dresser un bilan complet de ce trafic, qui gangrène la cité phocéenne depuis des années et qui a, en 2023, causé la mort de 49 personnes.

« On a voulu ouvrir notre commission à la totalité du territoire français, car ce qui se passe à Marseille, s’étend malheureusement dans les villes moyennes, les campagnes, et c’est nouveau. C’est un phénomène qui nous inquiète énormément et il faut réagir au plus haut niveau », explique Marie-Arlette Carlotti, sénatrice PS des Bouches-du-Rhône, présidente du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées depuis le 23 août 2015 et vice présidente de la commission d’enquête, invitée de BFM Marseille Provence ce jeudi matin.

Rencontre avec les élus, familles de victime et visites…

Le parc Kalliste, dans les quartiers nord de Marseille, le 10 mai 2022.
Le parc Kalliste, dans les quartiers nord de
Marseille 15e, dont Nadia Boulainseur (DVG) est le maire, le 10 mai 2022.

Au programme de ces deux journées, des rencontres avec les acteurs judiciaires, les élus locaux, les forces de sécurité, les personnels et la direction du Grand port de Marseille-Fos, mais aussi une visite des Baumettes.

« La justice d’abord, ce sont les premiers que nous verront tout à l’heure. Le procureur sera présent avec les magistrats autour de lui, car ils font un travail que les gens ne savent pas, qui est long. Le travail avec la police judiciaire est fondamental pour remonter les réseaux », souligne Marie-Arlette Carlotti.

Autre point important soulevé par la sénatrice, une rencontre prévue avec les familles de victimes des narchomicides.

« C’est la première fois, à Marseille, où on va rencontrer les gens qui sont les victimes, que ce soit la maman du petit dealer mort (…) C’est la première fois que les familles vont avoir la parole », indique-t-elle.

Et d’ajouter: « moi, je les considère, comme le maire de Marseille, qui a reçu les familles lors d’un conseil municipal. Quand un enfant meurt, qu’il soit petit dealer de 15 ans, car ils ont entre 15 et 20 ans, ou qu’il soit une victime collatérale, ce sont des petits Marseillais ».

Ces rencontres se dérouleront sous la forme d’une table ronde à la préfecture, en présence de quatre associations de familles.

Le président de la commission Jérôme Durain (PS, Saône-et-Loire) et le rapporteur Etienne Blanc (LR, Rhône) devraient se rendre dans la cité de la Castellane, point de deal prépondérant à Marseille.

Le procureur alerte sur le manque de moyens de la justice

Avant cette visite en terre phocéenne à laquelle Macron a consacré une trentaine de visites qu’il a voulues chargées de promesses, la commission sénatoriale a auditionné plusieurs magistrats du tribunal judiciaire, mardi 5 mars, notamment Nicolas Bessone, le procureur de la République de Marseille et Olivier Leurent, le président du tribunal judiciaire.

Devant les sénateurs, ces derniers ont tenu à alerter sur les lenteurs de la justice, dues aux manques de moyens. Une situation qui pourrait causer la remise en liberté de personnes mises en examen en raison des délais judiciaires difficiles à respecter.

« C’est le risque encouru. Il n’y pas encore eu de remise en liberté, mais ça nous pend au nez. Les élucidations en matière de narchomicides ont été très importantes cette année », alertait Nicolas Bessone, invité de RMC et RMC Story mercredi.

En 2023 à Marseille, « 70 personnes » ont été mises en examen dans des affaires de narchomicide.

« Si nous ne renforçons pas la capacité de jugement au niveau de la cour d’Appel et de la cour d’Assises des Bouches-du-Rhône, nous risquons inéluctablement d’avoir des remises en liberté pour non-respect des délais procéduraux« , ajoutait alors le procureur de la République.

Le risque de corruption grandit

Nicolas Bessone appelle donc à augmenter les moyens de la justice et de la police, pour poursuivre la lutte contre le trafic de drogue à Marseille. Et, à ce titre, il demande des tribunaux spéciaux pour juger les trafiquants de drogue, qui peuvent faire pression sur les jurés.

« La difficulté, c’est que ces faits qui sont liés à de la menace, de la terreur, sont jugés par des cours d’Assises ordinaires, pointe le procureur de la République de Marseille. Des jurés populaires rendent la justice dans un contexte de menace, de terreur et cela ne nous semble plus adapté. Qui penserait faire juger encore aujourd’hui par des jurés populaires des actes de terrorisme? », indiquait le magistrat.

En face, les narcotrafiquants n’hésitent pas à tenter de corrompre. « Les moyens financiers de ces organisations sont illimités, déplore Nicolas Bessone. Malheureusement, chaque homme a un prix. Nous avons des enquêtes en cours. Des fonctionnaires de police et de l’administration pénitentiaires sont approchés, menacés, voire achetés », a-t-il précisé.

Un constat que partage Marie-Arlette Carlotti. « Il est venu nous dire qu’il a besoin de moyens, que la corruption est partout, c’est affolant. Cette corruption est liée au trafic, sans ça, il n’y a pas de trafic », souligne la sénatrice et ancienne ministre déléguée chargée des Personnes âgées et des Personnes handicapées de Ayrault et Hollande.

Après cette série de visites, d’auditions et de rencontres, la commission, composée de 23 sénatrices et sénateurs, rendra ses conclusions en mai prochain.