Quand les ego des chercheurs priment sur l’intérêt général
Un mois après l’abandon des essais sur son projet de vaccin coronavirus, la
recherche française est encore
sous le choc. Derrière ses grilles se mur-mure une vérité dérangeante que notre récit corrobore: de stupides rivalités personnelles et de sordides manœuvres internes à ce désastre scientifique.
La direction de Pasteur n’a pas su mettre fin à larivalité entre ses deux cerveaux
Le 25 janvier 2023 restera une
date sombre dans l’histoire de l’
Institut Pasteur. Ce jour-là, l’hono-
rable maison fondée en 1888 à Paris par l’inventeur du vaccin contre la rage révélait piteusement que
son projet de vaccin contre la
covid-19, lancé avec le géant
pharmaceutique américain Merck était abandonné. L’annonce avec un air de capitula-
tion dans la bataille mondiale
contre le coronavirus où l’enjeu patriotique croise les intérêts in-
dustriels des financiers, l’échec de Pasteur sonnait comme une un
camouflet national. Que s’est-il passé ?
Officiellement, les résultats des
premiers tests étaient insuffisants. Devancé par ses rivaux américains russes, britanniques, Pasteur ne
voulait pas en dire plus. Pourtant, derrière les murs de briques de l’
Institut Nobel et au-delà, dans la
hautepcommunauté scientifique, une autre histoire se raconte
depuis trop choquante pour être énoncée à haute voix : de sottes jalousies internes, un
engrenage de manœuvres et une
sériede maladresses auraient fini par annihiler les travaux des
chercheurs et voilà pourquoi Pas-
teur est muet.
La course avait pourtant bien
commencé. En janvier 2020,
quand la Chine publia la séquence des dix génomes du coronavirus,
Pasteur mobilisa sans attendre un quart de ses effectifs, près de la
moitié de ses laboratoires pour se lancer dans la quête du vaccin. Nom du projet: V591. Au poste de pilotage, un
expert reconnu de, Frédéric Tangy, chef de l’unité d’innovation vaccinale, voix caverneuse, crâne lisse, ce scientifique de 67
ans au tempérament blagueur à breveté en 2004 un vaccin efficace contre le
Sars-CoV1, le coronavirus res-
ponsable de la fulgurante épidé-
mie de Sras. Persuadé que le
nouveau virus ayant surgi à Wu-
han ressemble à son prédécesseur, et commande un litre de liquide
vaccinal et se met àsa paillasse avec son équipe de 20 chercheurs.
Au seuil de la pandémie – dont on
ignore encore l’ampleur – c’est d’abord de l’argent qu’il faut trouver.
Tangy fait appel à une fondation
internationale la Cepi (coalition
pour les innovations en matière de préparation aux épidémies) créée en 2017 les Etats et des ONG (no-
tamment la fondation de Bill et
Melinda Gates pour soutenir la
recherche de vaccin contre les
virus émergents. A la différence du Japon, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne,
la France n’y participe pas. Mais au siège de la Cepi, en Norvège, on connaît les travaux de Frédéric Tangy.
Le 25 février 2020, quand arrive un e-mail du vaccinologue français présentant
son projet, le préjugé est favorable en moins de deux jours – un di-
manche! – une réponse positive lui est envoyée. Sur 200 dossiers, 8
sont retenus, dont celui de Pasteur. A la clé, une subvention de 4,3
millions d’euros. De quoi financer
les travaux. Sous la houlette de
Tangy, le labo n’a plus qu’à phosphorer.
La spécialité de l’expert français
peut sembler primaire mais elle
est d’une grande sophistication.
Elle consiste à utiliser le vaccin
contre la rougeole pour immuniser contre d’autres maladies. Pour simplifier, il faut imaginer le géno-
me du virus atténué de la fameuse maladie enfantine comme un traincomposé de wagons; on y intro- duit les antigènes d’un autre virus,qui déclenchent la réponse immu-
nitaire protectrice. L’idée du pro-
fesseur Tangy est de faire monter à bord les antigènes du coronavi-
rus.
Pendant ce temps-là, au sous-sol
de l’Institut Pasteur, un autre
chercheur est à la tâche: Nicolas
Escriou, 55 ans, un polytechnicien
qui s’est spécialisé dans l’étude desvirus respiratoires. Longtemps at-
taché au laboratoire de génétique moléculaire des virus à ARN, où il a rencontré
sa future femme, ce mathématicien dispose d’un petit
labo et de trois collaborateurs. Moins titré, moins considéré – ses
publications scientifiques sont peu
nombreuses -, hiérarchiquement
subordonné à Frédéric Tangy, il
cherche lui aussi à concevoir un
vaccin contre la covid-19. Il fait
cavalier seul.
Dès la fin février 2020, la rivalité
est évidente: Tangy raconte qu’
Escriou ne répond plus à ses mes-
sages, boude les réunions, quand ils’y rend, sort parfois en claquant
la porte. Il ajoute qu’Escriou conserve
même des données dans son tiroir.Quand Tanguy le charge de com-
mander des séquences antigènes,
il s’exécute mais les garde pour lui,ce qui oblige son supérieur à en
acheter de nouvelles en Thaïlande.Perte de temps, perte d’argent;
les chicanes prolifèrent aussi vite que des cellules dans une éprouvette.
Un lundi matin, un laborantin
découvre que les souris en face
de prétest ont disparu de leur
cage pourtant fermée les weekends. Il faudra en faire venir de nou-
velles, relancer les tests: encore
des jours gâchés.
Début mars, plus de doute: l’ingé-
nieur taiseux s’est bien lancé dans lacourse : il cherche en parallèle ses
propres « candidats vaccins » -ainsi appelle-t-on les prototypes
testés dans la recherche d’un futurvaccin. Fort de ses dizaines de bre-vets,
spécialiste renommé de la plateforme rougeole, Tangy hésite entre l’ironie et
l’agacement. Escriou se croit-t-il vraiment capable de trouver la bonne formule,
lui qui s’échine depuis longtemps sur un vaccin universel contre la
grippe qui lui échappe toujours?
Le professeur Tangy alerte la direction générale de Pasteur. La
rivalité des cerveaux ne peut être quecontre-productive, prévient-il.
Il faut d’urgence ramener le
chercheur à la raison. Curieusement, la hiérarchie de l’Institut lui
oppose un silence embarrassé.
Dans son équipe, on murmure qu’
Escriou serait protégé par son
mandat syndical (ce que l’intéresséne veut de la science tricolore,
les syndicats pas confirmer) et, dans ce temple pèsent lourd. Le profes-
seur doit contenir sa colère. Quand Nicolas Escriou intègre officielle-
ment le comité de pilotage du projet V591, il enrage.
D’autant que le polytechnicien se montre très à
son aise, prenant volontiers la pa-
role, soudain plus extraverti que
dans le gentil chahut du labora-
toire. A l’entendre, rapportent
certains témoins, il se pose un
véritable commandant en chef de
la recherche en coursEscriou, les
virus respiratoires ne sont-ils pas
son domaine à lui? Et si son tour
de gloire scientifique était enfin venu?
A cet instant, Frédéric Tangy
comprend que la concurrence
entretenue n’est sans doute pas
accidentelle. Si la direction de
Pasteur fait la sourde oreille à ses récriminations, c’est qu’elle
approuve les travaux de son cadet. Lui-même est proche de la retrait. Peut-être fait-on dans son dos
le pari de l’avenir. Dans la recherche, on peut aussi pratiquer le dar-
winisme entre les hommes. Incapables d’additionner les travaux et
les caractères des deux rivaux en blouse blanche, les patrons de l’
Institut Pasteur choisissent de laisser chacun courir de son côté.
L’expert, assis sur sa réputation contre le mathématicien calcula-
teur, que le meilleur gagne, pourvu que Pasteur et la France récoltent les
lauriers. Répondant à Paris Match, Nicolas Escriou valide cette étonnante lecture. S’il dit regretter la « frustration et
l’amertume » de son aîné, il renverse les rôles entre eux deux: « J’étais le mieux posi-
tionné pour diriger et organiser le travail expérimental, plastronne-t-il.
Mes compétences sur les virus respiratoires me plaçaient au premier rang. »
La haute hiérarchie de Pasteur, elle, formule quelques généralités embarrassées.
« Il y eût en effet parfois des réponses excessives
sous le coup de l’émotion, mais la
compétitivité – comme la coopéra-
tion – font partie de la vie scientifi-
que, relativise le docteur Jean-
François Chambon, directeur de la
communication. Avant d’admettre:« des controverses, voire des riva-
lités peuvent exister entre des
chercheurs qui travaillent sur des champs trèsproches. A la fin, c’est
la science qui nous guide et qui
permet des arbitrages.» Moins
sibyllin, un scientifique étranger
qui a suivi de près ces épisodes
résume la situation. « Pendant tout le printemps 2020, ce fut une
guerre civile dans un jardin d’enfants. »
Le 17 mars, alors que la France se confine, la société américaine
Moderna annonce son premier essai clinique autour d’un vaccin
révolutionnaire, basé sur la tech-
nologie de l’ARN messager. Le sur-
lendemain, Emmanuel Macron vi-
site le laboratoire du professeur
Tangy, s’attarde, soucieux de tout
comprendre et galvanisant les
équipes. Le 21 mars,coup de tonnerre: Pasteur apprend que Thémis,
la biotech autrichienne avec la-
quelle il travaille depuis 8 ans sur
la plateforme rougeole, est rachetépar le géant américain Merck
pour350 millions d’euros, cinq fois sa valorisation. L’enjeu scientifique
devient stratégique. Désormais, le futur vaccin Pasteur risque de
tomber aux mains des Américains et l’on sait que Donald Trump est
peu enclin à partager les doses avec le reste du monde…
C’est l’alarme à l’Elysée et à Bercy. Les réunions s’enchaînent autour
du Secrétaire général, Alexis Kohler et au cabinet d’Agnès Pan-
nier-Runacher, la ministre de l’Industrie. On cherche dans la pré-
cipitation un groupe français susceptible d’acheter la licence du
V591; ainsi, le futur produit miracle resterait bleu-blanc-rouge.
Sanofi? Le géant du médicament (qui n’est d’ailleurs plus vraiment
français mais largement anglo-
saxon) décline: il veut se concentrer sur ses deux propres « candidats ».
Marie-Paule Kieny, directrice de recherche à l’Inserm et ancienne directrice
générale de l’ OMS, s’active dans le même but. Elle prend contact
avec le directeur général de Pasteur, l’Anglais Stewart Cole. « J’ai attiré
son attention sur le risque de céder une licence exclusive qui
échapperait à la souveraineté nationale », se souvient-elle. Malgré des
heures de négociation, Merk obtient la licence exclusive V591.
Dès lors, les yeux rivés sur les
avancées des allemands, américains, chinois ou russes Merck exige
qu’on accélère les recherches, ignorant que, chez Pasteur, on laisse
deux médecins jouer à la course à l’échalote. Fin avril, le compte à
rebours s’enclenche. Comme tous les laboratoires du monde conçoi-
vent des produits vaccinaux, les usines capables de fabriquer les
lots précliniques sont surchargées. Le premier «slot » possible – un
créneau pour décoller, comme en aéronautique – est pour la fin mai.
Si elle veut en profiter, Thémis, l’alliée autrichienne de Pasteur,
doit préparer les semences des souches pour le début mai. Effervescence
au laboratoire du professeur Tangy où, plus que jamais, le directeur
et son rival espèrent chacun coiffer l’autre au poteau. Chez les
Autrichiens, la guerre franco-française effare et ulcère, elle l’
entrave, elle ralentit. Un de ses dirigeants se souvient « le labora-
toire nous enjoint de patienter, il traîne, il propose d’attendre sep-
tembre,rien n’est prêt, on se demande ce qu’ils fabriquent, c’est
totalement dingue. »
Ce qu’ils « fabriquent »? C’est en effet délicat. Ayant laissé croître
deux projets concurrents, Pasteur doit maintenant sélectionner un
candidat et un seul. Mais comment choisir? L’antigène coronavirus,
cloné pour être manipulable génétiquement, peut être placé dans
différents « wagons » du virus rougeole. Selon la localisation,
la réponse immunitaire sera différente mais il n’y a plus
guère de temps pour ajuster: « plusieurs pistes ont été explorées,
admet Christophe d’Enfert, le directeur scientifique. Nous
avons eu un enjeu de rapidité: à un moment donné, il a fallu choisir. Nous avons alors retenu le meilleur candidat
dont nous disposions. » Or, à la fin du mois d’avril, le produit qui
semble le plus prometteur est celui qu’a élaboréNicolas Escriou.
Testé sur les souris, c’est lui qui obtient les meilleurs scores
immunogènes. Le V591, ce sera donc un « candidat ». Un mois
plus tard, 200 millilitres du précieux liquide maintenu à moins
de 80 degrés part pour Vienne dans une camionnette World Courier.
Furieux d’avoir été doublé par un membre de son équipe, Frédéric
Tangy adresse, le 21 mai, un e-mail courroucé à sept directeurs de l’
Institut Pasteur. II ne veut pas «
prendre la responsabilité de ce
« candidat» s’il devait échouer. Un seul destinataire lui répond: Fran’
çois Romaneix, directeur général adjoint chargé des finances et de l’
administration lui déclare prendre note des « éléments graves et im-
portants » qu’il leur a signalés. Puis l’état-major de Pasteur indique qu’il
« veillera à limiter les tensions. Il est bien tard. Pendant qu’Escriou
triomphe, Tangy écume. Il poursuit pourtant sans relâche ses recher-
ches, convaincu que le V591 ne marchera pas. Deux mois plus tard,
le lot cliniqueest fabriqué, les agences réglementaires donnent leur
feu-vert et, le 24 août, Merck lance comme prévu son essai sur une
centaine de volontaires, dans quatre pays. La propre fille du
professeur Tangy participe: elle s’est enrôlée
comme cobaye avant que son père ne découvre que le candidat
testé ne serait pas lesien. En décembre 2020, Pfizer sortson vaccin,
suivi par Moderna, bientôt par AstraZeneca. Et, le 25 janvier 2021,
Merck enterre le V591.
Les semaines ont passé. A l’Institut Pasteur, le deuil est toujours de mise, mais on affiche aujourd’hui bonne mine. Les équipes de chercheurs sont
de nouveau à leur paillasse, « au-delà des difficultés humaines, explique la
direction manifestement gênée par cette mauvaise publicité. Mais
l’incroyable tragi-comédie s’est ébruitée dans les cénacles d’experts,
où la consternation s’est répandue comme un méchant virus. L’état-major songe à remettre de l’ordre, s’il veut persuader les pontes de
Merck, de l’autre côté de l’Atlantique, de financer la recherche d’une
nouvelle version plus performante. Frédéric Tangy serait prêt à l’expérimenter sur des primates.
Diplomate et elliptique, le président du conseil d’administration de
Pasteur, le conseiller d’Etat Christian Vigouroux, conclut: »
« l’esprit de vérité sera écouté; nous étudions la pleine évolution
de ce qui s’est passé. » Enterré dans la crypte de la chapelle qui se dresse au milieu des laboratoires de l’Institut, Louis Pasteur
doit espérer que ses héritiers ne se disputeront plus les pipettes,
ni les souris, pour fabriquer un vaccin français, un vrai, un bon.
Combien de morts dus à la rivalité entre deux chercheurs, des « savants »?
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