L’art de gouverner ne peut pas se réduire à un plaisir solitaire pyrotechnique, gronde Bernard Cazeneuve

Bernard Cazeneuve aurait aimé échanger avec Emmanuel Macron, en face à face, argument contre argument. Comme Bruno Retailleau à droite, le socialiste travaille le fond, mais, comme le sénateur vendéen, l’ancien Premier ministre socialiste ne sera pas invité à la réunion politique initiée par le chef de l’Etat, puisque celui-ci a limité la liste aux chefs de parti. Bernard Cazeneuve livre aux lecteurs du Point l’exclusivité de ce qu’il aurait pu dire au chef de l’Etat, après avoir lu le long entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire de François Pinault.

Le responsable socialiste, qui essaie de faire vivre à gauche un mouvement raisonnable de propositions dans la perspective de la présidentielle de 2027, délivre un argumentaire implacable mais équilibré. Il reconnaît dans les propos de Macron « une énergie, une conception du monde et de la société qu’il exprime avec clarté et brio souvent, et qui témoignent de ses capacités personnelles ». Mais il y perçoit aussi un exercice du pouvoir « exclusivement pyrotechnique et solitaire ». Le Point profite de son entretien politique du week-end pour lui poser quelques questions sur une gauche qui fait sa rentrée en ordre dispersé, dans un certain flou et perturbée par l’irruption dans le jeu du sulfureux rappeur islamiste Médine, ibvité des Journées d’éte des membres les plus radicaux de la NUPES, EELV et LFI.

Le Point : Le président tend la main aux oppositions. Allez-vous la saisir ?

Bernard Cazeneuve : La réalité, c’est que la main a été tendue à plusieurs reprises au président de la République, par des femmes et des hommes inquiets de la montée des tensions dans le pays et avant tout préoccupés de la cohésion de la nation. Il ne l’a jamais saisie. Au lendemain de sa réélection, en 2022, une grande coalition eut été possible, qui aurait permis aux partis ayant le sens des responsabilités de gouverner, à l’instar de ce qui se produit depuis longtemps en Allemagne. Sur des bases claires, des réformes d’intérêt général dont la France a besoin auraient ainsi pu être engagées, en faisant l’économie d’inutiles divisions, chacun gardant son identité et ses convictions.

La véritable modernisation de la vie politique eut été de franchir le pas, en développant la culture de l’écoute et surtout celle du compromis. Un autre choix a été fait à ce moment-là, consistant à mettre au pas toutes les composantes de la majorité et à spéculer sur la radicalité des oppositions. Il en est résulté une majorité relative à l’Assemblée nationale, un paysage politique dévasté et une progression significative du Rassemblement national, dans un pays de plus en plus fracturé.

La réforme des retraites a illustré la méthode à l’œuvre avec les partenaires sociaux comme avec les formations politiques : le chef de l’État décompose, expose, dispose. Mais tendre la main pour réformer, cela ne veut pas dire réformer à sa main ! Certes, Emmanuel Macron ne porte pas seul la responsabilité de cet état de fait. A gauche, une partie de l’opposition, accrochée sur des positions extrêmes, a également pensé pouvoir tirer avantage de ce jeu dangereux. J’ai suffisamment exprimé ce que m’inspirent ces comportements pour que chacun soit convaincu que je ne les approuve pas.

Aujourd’hui, mon sentiment est que les calculs et les arrière-pensées politiques ont dominé depuis plus d’un an – et davantage, hélas – et que la sincérité peine à se frayer un chemin. La crise de confiance à laquelle le pays est confronté ne peut donc que s’aggraver.

Emmanuel Macron avait annoncé une « initiative politique d’ampleur » avant ses vacances. Ses déclarations dans Le Point vous satisfont-elles ?

On attendait une main tendue. On voit surtout un doigt pointé. Un doigt pointé dans la seule direction qui vaille aux yeux d’Emmanuel Macron : la sienne. Un doigt pointé aussi sur ses prédécesseurs pour expliquer ce qui ne marche pas, tout ce qui fonctionne étant imputable à sa seule action.

Sur le régalien, la démonstration est spectaculaire. Le président sort l’ardoise magique pour effacer la création de 9.000 postes dans la police et la gendarmerie sous le quinquennat de François Hollande, le rehaussement des crédits de fonctionnement des forces de l’ordre, hors personnels, de plus de 20 % entre 2012 et 2017, la remise à niveau du dispositif de formation des forces de l’ordre… Puis, il sort le gourdin pour taper, à juste titre, sur la révision générale des politiques publiques mise en œuvre sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, alors même qu’il gouverne depuis six ans avec nombre de ses épigones. Ce doit être cela, la cohérence du « en même temps ».

Mais ce qui me frappe surtout, ce sont les silences et les carences dans l’interview-fleuve d’Emmanuel Macron : le principal sujet de la rentrée pour les Français est leur pouvoir d’achat rongé par l’inflation, avec une augmentation de près de 20 % de certaines denrées alimentaires en 18 mois, de 15 % du coût des fournitures scolaires, sans évoquer celui des carburants. Or, de cela, il n’est question nulle part. Il en va de même des ratés de la politique du logement, véritable bombe sociale à retardement.

On nous parle d’un monde liquide, pour traduire la dangerosité des temps actuels, alors que la classe moyenne et les plus modestes vivent dans un monde dur et violent, duquel ils désespèrent de pouvoir sortir un jour. Les Français qui travaillent ne sont pas épargnés, qui n’y arrivent plus, alors qu’ils ne ménagent pas leur peine. Cet entretien présidentiel laisse le sentiment inquiétant d’une réelle déconnexion, car les Français attendent plus une conférence sociale sur les salaires et le pouvoir d’achat, que nous demandons depuis plus de six mois, qu’un conclave entre les partis sur des sujets qui ne les concernent que de très loin.

C’est ce que vous retenez de cet entretien ?

Il y a chez Emmanuel Macron une énergie, une conception du monde et de la société qu’il exprime avec clarté et brio souvent, et qui témoignent de ses capacités personnelles. Mais l’art de gouverner ne peut pas se réduire à un exercice exclusivement pyrotechnique et solitaire. Ce qui me frappe dans les propos du chef de l’État en cette rentrée, c’est l’omission des questions centrales dont je viens de parler, mais aussi l’absence de voies et de moyens pour apaiser un pays fracturé et désormais continuellement sous tension en raison de décisions ou de réformes imposées sans concertation.

La verticalité théorisée par le président, l’abaissement des corps intermédiaires qu’il a entretenu, au point de donner parfois le sentiment d’aller jusqu’à l’organiser, son positionnement sur tous les sujets à tous les instants, tout cela, en fait, n’est pas moderne. On a le sentiment d’une gouvernance incapable de se corriger en fonction de ses propres erreurs, alors que l’extrême droite menace. La sortie de la crise démocratique profonde à laquelle notre pays est confronté ne peut pas résulter de la seule combinaison de la verticalité et du tactique.

Trouvez-vous des points de convergence avec lui ?

Oui, bien entendu. Comme lui, je suis européen, ardemment même, avec la conviction que l’Europe doit défendre ses intérêts autant que ses valeurs. Je crois à la nécessité de rétablir un ordre international faisant prévaloir le droit sur la force, la coopération pour éviter les confrontations. Je pense que ses préoccupations sur les questions éducatives sont justes et que le dédoublement des classes pour faciliter les apprentissages est un progrès qui s’inscrit dans la continuité des 60 000 postes créés dans l’Éducation nationale entre 2012 et 2017.

De même, poursuivre le renforcement des moyens des forces de l’ordre est nécessaire si l’on veut rebâtir une police de proximité et consolider le lien entre la police et les citoyens. Le prolongement de la réindustrialisation décarbonée, dans la continuité de la création de la BPI et du soutien aux grandes filières industrielles engagés par la gauche en 2012, est lui aussi justifié. Dans le contexte actuel, le sectarisme n’est pas de mise et l’opposition à une politique doit pouvoir s’exprimer sans démagogie, sans acrimonie et avec la seule préoccupation du pays.

Les désaccords restent profonds. Sur quels points ?

Depuis 2017, Emmanuel Macron mène une politique sociale et fiscale injuste. La recherche de l’efficacité économique ne peut pas être orthogonale à la justice sociale. Gouverner le pays dans l’ignorance des corps intermédiaires et l’affaiblissement des institutions – y compris du Parlement – aboutit à un grave court-circuit démocratique, dont l’extrême droite est la principale bénéficiaire. Une fois encore, la verticalité provoque une atrophie institutionnelle qui ne garantit par ailleurs aucun surcroît d’efficacité.

Enfin, les propos du président sur les enjeux écologiques, qui sont fondamentaux pour les jeunes générations et pour la vie sur la planète, donnent le sentiment d’une ambition sacrifiée sur l’autel d’un pragmatisme destiné à ne gêner personne. Or, s’il est exact que l’on ne parviendra à rien en développant une conception exclusivement punitive de l’écologie, rien ne changera non plus sans bousculer des habitudes et des organisations…

Voyez-vous plus clair dans la ligne macroniste ?

Le macronisme, s’il existe, est un situationnisme qui consiste à prendre des positions successives et parfois contradictoires, en fonction du contexte et des situations, en essayant d’en tirer le meilleur profit politique, en usant de tous les artifices attendus de la communication et en spéculant sur l’amnésie des Français. Emmanuel Macron axe son second mandat sur le projet de « faire nation ».

Ses déclarations vont-elles dans le bon sens ?

Pour faire nation, il faut apaiser, rassembler et éviter les propos qui blessent et qui antagonisent. En France, les valeurs républicaines – dont le principe de laïcité – ne sont pas négociables, comme doivent être respectés le droit et l’autorité de la chose jugée. Faire nation, c’est aussi lutter contre les processus de relégation sociale et territoriale, en plaçant la justice au cœur des politiques publiques. Nous avons donc une marge incontestable de progression car, depuis 2017, des Gilets jaunes au mouvement populaire sur les retraites, en passant par l’affaiblissement du corps préfectoral [outrancièrement féminisé] et du corps diplomatique [Colonna est blessante], l’action conduite a trop souvent abouti à affaiblir l’Etat, dans un pays où l’Etat a préexisté à la nation et où la nation s’est toujours incarnée dans l’Etat.

Au centre de ce projet, l’éducation. Son plan de lutte contre le décrochage scolaire vous semble-t-il à la hauteur ? Raccourcir les vacances scolaires et enseigner l’histoire de façon chronologique, de bonnes idées ?

L’Ecole est le projet par lequel on peut refaire nation en effet, même si on ne peut faire peser sur les épaules des seuls enseignants le sursaut moral et civique attendu. Ce qui a été engagé depuis 2012, avec l’augmentation des moyens de l’Éducation nationale, et qui s’est poursuivi avec le dédoublement des classes, en début de scolarité des élèves, doit être continué et conforté. La revalorisation du salaire des enseignants doit également se poursuivre selon des critères à définir en concertation avec les organisations syndicales. Il en est de même pour le temps des vacances scolaires qui doit être raccourci et l’ajustement des épreuves du baccalauréat pour renouer avec un véritable troisième trimestre d’apprentissage, mais là aussi dans l’écoute des acteurs concernés et non dans leur contournement.

Emmanuel Macron va-t-il assez loin sur l’immigration ?

Quand j’étais ministre de l’Intérieur, Emmanuel Macron – alors ministre lui aussi, c’était en 2016 – considérait que la politique que je conduisais en matière d’immigration était insuffisamment généreuse. Une fois parvenu au pouvoir, il a changé radicalement d’approche. C’est cela le situationnisme. Je pense pour ma part qu’il faut de la constance et de la cohérence.

Ceux qui relèvent de l’asile doivent être dignement accueillis et, pour cela, nous devons pouvoir reconduire à la frontière ceux qui doivent l’être, dans le cadre d’un contrôle efficace des frontières extérieures de l’Union européenne. Je partage par ailleurs la nécessité de renforcer les politiques d’intégration, qu’il s’agisse de l’exigence attendue pour la maîtrise de notre langue ou de la connaissance des valeurs et des lois qui font la France par ceux que nous accueillons sur notre sol.

A-t-il tiré les leçons des émeutes urbaines de juillet ?

Les émeutes ont fait l’objet d’une réaction adaptée des pouvoirs publics, dans un contexte de troubles graves à l’ordre public, mais elles ont aussi révélé les fractures sociales et territoriales, douloureusement vécues, dans ce que l’on a appelé les territoires perdus de la République. Le retour de l’autorité est nécessaire, indispensable, mais il ne suffira pas à corriger des maux profonds, qui font écho à la perte de sens, de valeurs et d’appartenance à la nation. Il faut donc agir sur tous les fronts – la lutte contre les discriminations, le rapprochement police-population, l’éducation, l’aménagement urbain… – pour sortir de la crise. En ayant conscience qu’il faudra de la volonté et du temps.

Emmanuel Macron affirme avoir « redressé la filière nucléaire ». Vous partagez ce point de vue ?

Il a engagé ce redressement, mais trop tard, après avoir trop longtemps hésité.

Sa position sur l’Ukraine est-elle juste ?

Elle me paraît plus ferme et plus juste qu’à l’origine, lorsque le président pensait parvenir seul à ramener Poutine à la raison après avoir fait le constat erroné que l’Otan était en situation de mort cérébrale.

Nicolas Sarkozy a fait sensation en disant qu’il ne fallait pas que l’Ukraine rejoigne l’Otan et l’Union européenne. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que c’est une curieuse manière de soutenir un peuple qui se bat pour la reconnaissance de sa souveraineté et de lui donner de l’espoir. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’on ne pourra pas intégrer l’Ukraine dans l’Otan et dans l’Union européenne aussi longtemps que nous ne serons pas parvenus à faire sortir la Russie de l’Ukraine.

La gauche fait sa rentrée en ordre dispersé, avec une guerre des chefs et sans ligne précise. Elle rejoue « que le meilleur perde » ?

Il faut d’urgence tourner la page de l’irresponsabilité et de l’outrance, donc reconstruire, à gauche et pour la France, un espace de crédibilité et d’audace, d’alternance et d’espérance. Il se produit aujourd’hui ce que j’avais redouté quand la Nupes a été créée. Pour tourner la page d’un cartel de circonstances où les arrière-pensées ont dominé, il faut désormais rassembler les forces de gouvernement au sein de la gauche et chez les humanistes.

La direction du Parti socialiste m’explique qu’on ne peut pas construire l’unité des socialistes contre l’unité de la gauche. Je lui réponds que pour ne pas avoir compris que l’unité de la gauche suppose une grande force de responsabilité et de gouvernement autour d’une ligne crédible, ils ont réussi à la fois la désunion des socialistes et celle de la gauche. Nous allons donc poursuivre autour de La Convention le travail engagé.

Le cas Médine qui brouille et embrouille une partie de la gauche : une fable politique désespérément contemporaine ?

On ne construit rien de solide, en tournant le dos à un héritage et à des valeurs. Nous sommes les tenants historiques de la laïcité, de l’unité et de l’indivisibilité de la République. Ceux qui ont fait le choix du clientélisme et du cynisme chimiquement pur se fourvoient. Nous devons le dire sans ambiguïté.

Et vous, allez-vous prendre une initiative politique dans les semaines qui viennent ?

Je vais poursuivre avec sincérité et de façon désintéressée ce que nous avons collectivement engagé avec la création de La Convention qui, lors de sa réunion à Créteil en juin, a redonné l’espoir à beaucoup. Avec déjà plus de 10 000 adhérents, le mouvement va continuer à bâtir des propositions et consolider son maillage local. Avec le souci de la refondation de la gauche républicaine dont le pays a tant besoin à la faveur notamment des prochaines élections européennes.

Bernard Mabille décrypte la situation:

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